
Le principe de spécialité interdit à un État de poursuivre ou de priver de liberté une personne remise par un autre État pour des faits différents de ceux ayant justifié cette remise. Cette règle ancienne vise à protéger les droits des personnes dans le cadre de la coopération judiciaire internationale. Toutefois, son application suscite aujourd’hui de nombreuses interrogations, en particulier au sein de l’Union européenne, où la libre circulation est la norme.
La procédure pénale française, tout comme les conventions internationales, permet à une personne concernée par plusieurs procédures pénales de quitter le territoire national pendant un délai déterminé (en général 30 ou 45 jours) après sa remise en liberté. Passé ce délai, la protection offerte par le principe de spécialité peut disparaître, exposant l’individu à d’autres poursuites. Ce mécanisme peut-il alors inciter certaines personnes, notamment les nationaux, à fuir leur propre pays pour préserver leur liberté ?
Le principe de spécialité, héritier d’une logique de souveraineté étatique, apparaît de plus en plus inadapté à un espace judiciaire intégré comme celui de l’Union européenne. Le mandat d’arrêt européen (MAE), instauré en 2002, a pour but de simplifier les remises entre États membres, mais il continue de s’appuyer sur cette règle protectrice.
Pour contourner le principe de spécialité, l’État requérant dispose de plusieurs options : solliciter une extension des poursuites auprès de l’État requis, obtenir une renonciation expresse de l’intéressé, ou bien attendre l’expiration du délai de 30 ou 45 jours après la libération de la personne concernée. Si celle-ci reste sur le territoire passé ce délai, elle pourrait être considérée comme ayant renoncé implicitement à cette protection.
Cependant, cette interprétation n’est pas sans risque. Un exemple récent illustre bien cette problématique. Un ressortissant français, remis aux autorités françaises via un MAE émis par l’Espagne, a purgé une peine pour un trafic de stupéfiants. Libéré en 2023, il est resté en France. En 2025, il a fait l’objet d’une nouvelle arrestation pour des faits antérieurs, non couverts par le MAE initial. Le parquet a estimé que, faute de départ du territoire dans le délai imparti, l’intéressé avait implicitement consenti à de nouvelles poursuites.
Cette lecture des textes, en particulier de l’article 695-18 du Code de procédure pénale, est sujette à débat. En effet, rester dans son pays de nationalité ne saurait automatiquement être interprété comme un consentement à renoncer à ses droits. Une telle approche pourrait entraîner une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée et familiale, protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a déjà eu l’occasion de clarifier certains aspects du principe de spécialité. Dans l’affaire C-195/20 PPU, l’avocat général a rappelé que le consentement implicite suppose un choix véritablement libre, ce qui ne saurait être présumé pour un national demeurant naturellement dans son pays.
En conclusion, si le principe de spécialité demeure un rempart essentiel contre les abus, son interprétation stricte ou trop audacieuse peut conduire à des situations paradoxales, voire injustes. Il appartiendra sans doute à la CJUE ou au Conseil constitutionnel, par le biais d’une question préjudicielle ou d’une QPC, de trancher définitivement cette question délicate.